5

 

La sensation de froid s’aggravait. Sweeney s’assit sur un radiateur, grelottante. La jeune femme craignit, un bref instant, de mourir d’hypothermie. Elle imagina la réaction du médecin – il faisait quarante degrés dans l’appartement… Elle envisagea de se recoucher, mais renonça à cette idée : elle n’était pas malade ! La sonnette retentit. Sweeney l’ignora. Aller ouvrir la porte l’obligerait à quitter le radiateur et la refroidirait encore davantage.

On insista. Elle se résigna à répondre.

Il y eut un bruit étouffé, inquiétant. Elle s’arrêta net.

— Qui est-ce ?

— Richard.

Elle fixa la porte, abasourdie.

— Richard ?

— Richard Worth, précisa-t-il.

Sweeney perçut l’amusement dans la voix de son visiteur. Elle tira les verrous. Ses doigts tremblaient. De froid, bien sûr…

Il se tenait sur le seuil de l’appartement, vêtu d’un costume de grand faiseur. Sweeney nota chaque détail le concernant. Elle ressentit le même trouble que la veille, ce chatouillement jouissif dans le bas-ventre. Elle saliva comme à la vue d’un gâteau au chocolat. Ce ne pouvait être bon signe.

Richard souriait, mais ce sourire s’envola à la vue d’une Sweeney frissonnante, emmitouflée dans une couverture. L’homme d’affaires la toisa de la tête aux pieds.

— Vous êtes malade ? demanda-t-il d’un ton brusque.

Il entra dans l’appartement, verrouilla la porte derrière lui.

— Non, j’ai seulement froid.

Elle s’écarta de Richard, déstabilisée par sa présence. Elle lui lança un regard sévère.

— Que faites-vous ici ?

Sweeney ne s’attendait pas à le voir, a fortiori chez elle, en tête-à-tête. Cet appartement était son sanctuaire, son havre de paix.

— Je vais vous emmener déjeuner.

— Je vous ai dit non hier après-midi.

Elle ramena la couverture sur elle, soudain inquiète de son apparence. Elle portait toujours son survêtement et avait les cheveux embroussaillés. Une mèche retombait sur son front, qu’elle ramena en arrière. Pourquoi se préoccupait-elle du jugement de Richard ? L’opinion des hommes lui avait toujours été égale. Cependant, celui-là lui apparaissait différent des autres.

— C’était pour dîner, remarqua-t-il.

Le milliardaire dévisagea Sweeney d’un œil critique et fit un pas vers le salon.

— Pourquoi fait-il si chaud, ici ?

— J’ai froid. Je vous l’ai dit ! lança-t-elle, agacée.

Richard, ignorant ce ton querelleur, posa une main sur le front de la jeune femme. Qui s’abandonna malgré elle à ce contact.

— Vous n’avez pas l’air fiévreuse.

— Bien sûr que non. Je suis glacée !

— Dans ce cas, il y a quelque chose qui ne va pas. Cet appartement est une vraie fournaise !

— Évidemment, vous êtes habillé ! ironisa-t-elle.

Sweeney alla se rasseoir sur le canapé. Elle glissa ses jambes sous ses fesses pour se tenir chaud.

Cette démonstration d’indépendance n’impressionna nullement Richard.

— Vous vous sentez malade, autrement ?

— Non. J’ai seulement froid.

Il la considéra avec inquiétude.

— Ce n’est pas normal, finit-il par dire.

— Ma température interne a dû baisser tout à coup, déclara-t-elle sans en croire un mot.

La jeune artiste s’était mise à souffrir d’hypothermie à l’époque où elle avait commencé à voir des fantômes. Elle avait cru que les deux phénomènes étaient liés. La pensée qu’elle pût être réellement malade venait tout juste de l’effleurer. Cette éventualité l’affolait.

Richard la couva d’un regard pénétrant.

— Cela dure depuis combien de temps ? s’enquit-il.

Si elle n’avait pas été transie, Sweeney lui aurait intimé de se mêler de ses affaires. Mais il est difficile de protester quand on claque des dents.

— J’ai presque sans arrêt froid. Mais cela n’a jamais été à ce point-là.

— Il faut que vous voyiez un médecin, affirma Richard. Habillez-vous, je vous emmène.

— Certainement pas !

Sweeney remonta ses genoux sous la couverture.

— Vous auriez dû appeler avant de venir, reprocha-t-elle à son visiteur.

— Pour que vous m’interdisiez de passer ?

Richard toucha la main de Sweeney : ses doigts étaient glacés.

— Je refuse de sortir, déclara-t-elle. Et je ne vais certainement pas me mettre à cuisiner !

— Je ne vous le demande pas.

Il ne paraissait vraiment pas décidé à partir, et il était trop près de Sweeney, qui pour sa part avait bien trop froid…

— Très bien, déclara Richard en se levant, comme s’il venait de prendre une décision.

Il déboutonna sa veste et l’enleva prestement.

— Que faites-vous ?! s’exclama Sweeney, qui se redressa, alarmée.

À l’évidence, il se déshabillait, songea-t-elle. La vraie question était « pourquoi ? ».

— Je vais vous réchauffer.

Richard arracha le plaid des mains de Sweeney, le jeta sur une chaise et mit sa veste sur les épaules de la jeune femme, sans lui laisser le temps de protester.

La chaleur qui se dégageait du vêtement la laissa presque bouche bée. Elle se reput de cette sensation délicieuse, en oublia presque Richard… jusqu’au moment où il la prit sur ses genoux !

Elle se raidit, le repoussa, sauta sur ses pieds. À sa grande surprise, Richard se leva et la souleva dans ses bras comme une petite fille. Il se rassit, la serrant contre lui. Il enroula ensuite la couverture autour d’eux.

— Chaleur animale, expliqua-t-il calmement. C’est l’une des premières choses qu’on nous apprend dans les stages de survie de l’armée : se blottir les uns contre les autres pour se réchauffer.

Il posa la main sur les pieds de son hôte. Une chaleur bénie gagna ses orteils glacés.

Sweeney fut soudain prise de tremblements convulsifs. Il la serra plus fort, remonta la couverture sur son nez.

— Vous allez m’étouffer ! protesta-t-elle.

— Il y a encore de la marge, plaisanta-t-il.

Sweeney leva les yeux sur Richard. Elle ne détacha plus son regard de lui, éblouie par la découpe, parfaite, de ses lèvres. Sa bouche n’était ni trop fine, ni trop sensuelle.

— Vous me dévisagez, remarqua-t-il.

Un reproche qu’on adressait souvent à Sweeney. D’ordinaire, elle n’en éprouvait jamais la moindre gêne mais, cette fois, elle ne put s’empêcher de rougir.

— J’ai l’habitude d’observer les gens, avoua-t-elle. Déformation professionnelle.

— Cela ne m’ennuie pas. Dévisagez-moi.

Richard avait parlé d’une voix douce, sexy, qui la fit de nouveau frémir. Cela dit, rester assise sur les genoux de ce monsieur n’allait pas calmer leurs ardeurs respectives. Cette fausse étreinte émouvait la jeune femme, qui n’avait nulle envie d’y mettre un terme. Elle frissonnait toujours, mais ses tremblements devenaient moins violents.

— À quelle époque étiez-vous à l’armée ? demanda-t-elle afin de rompre ce silence troublant.

— Il y a longtemps. Quand j’étais jeune et macho.

— Vous étiez engagé volontaire ou appelé ?

— Engagé volontaire. Je n’avais pas les moyens de m’offrir des études universitaires. L’armée était une formation comme une autre. Or il s’avéra que j’étais doué pour la carrière militaire. J’y serais encore si je ne m’étais pas découvert une passion pour la finance. Je voulais faire fortune.

— Vous y êtes arrivé.

— Effectivement.

Sweeney se plaisait au contact du milliardaire. Pire : elle se lovait contre lui, ensommeillée. Même l’érection de Richard ne l’alarmait pas. Elle bâilla et nicha son nez dans le cou de son compagnon. Lequel sursauta, puis la serra plus fort.

Sweeney aurait dû se lever, sans nul doute. Cette situation pouvait vite déraper.

— Dormez, murmura l’homme d’affaires. Je veille sur vous.

Sweeney lui accorda spontanément sa confiance. Elle se sentit glisser dans le sommeil, s’y abandonna avec délice.

— Réveillez-moi à 13 heures, marmonna-t-elle avant de fermer les yeux.

Richard se retint de rire. Il était 11 heures du matin ! Visiblement, Sweeney estimait naturel de dormir deux heures sur ses genoux. Elle ne s’inquiétait ni des crampes dont il risquait de souffrir, ni des rendez-vous qu’il pouvait avoir. Et elle avait raison : Richard préférait se trouver là plutôt que n’importe où ailleurs.

Il sortit son téléphone de sa poche avec précaution. Sa main frôla au passage le sein de Sweeney, ce qui le troubla. Il tenta d’oublier son érection tandis qu’il dépliait le petit appareil extra-plat, puis appuyait sur les touches avec son pouce.

— Je n’irai pas déjeuner, dit-il à Edward, à voix basse. Passez me prendre à 13 h 15.

— Très bien, monsieur.

Richard replia le téléphone portable et le remit dans sa poche. Sweeney remua, se blottit davantage contre son compagnon, sans toutefois ouvrir les yeux. Elle dormait profondément.

Richard Worth renversa la tête sur le dossier du canapé. Autant se relaxer et jouir du moment, songea-t-il. Tenir Sweeney sur ses genoux était très plaisant. La jeune femme n’avait pas conscience de son charme. Ces yeux bleus, cette masse de cheveux auburn…, C’était l’une des femmes les plus attirantes qu’il eût jamais vues. Les hommes se seraient bousculés à sa porte, si elle ne les avait pas considérés comme des êtres asexués. Elle savait fort bien tenir les autres à distance.

Cependant les choses avaient changé. Richard ignorait ce qui s’était passé, mais pour la première fois, la veille, il avait troublé Sweeney – sexuellement parlant. L’homme d’affaires l’observait et la désirait depuis un bon moment. Ce chandail rouge moulant ! Ces yeux effarés devant l’attitude des McMillan ! Sweeney s’était manifestement retenue de proférer une remarque acerbe. Elle avait la réputation de ne pas mâcher ses mots. Or, dans l’univers où Richard opérait, la franchise n’était pas de mise. Les gens se montraient polis – et politiquement corrects. Sweeney avait beau s’efforcer de rester courtoise, son seuil de tolérance à la bêtise humaine, comme elle l’avait si bien dit, était très bas.

Cette jeune artiste amusait Richard Worth. Il pressentait que, même après vingt ans de vie commune, elle aurait continué à l’intéresser.

Richard éprouvait une grande tendresse pour Sweeney. Il ne gardait qu’un vague souvenir des femmes avec qui il était sorti depuis un an. Il n’avait pas jugé une seule d’entre elles digne de son amitié, aussi n’avait-il pas poussé ces relations plus avant. Après Candra, il avait vécu dans la chasteté. Ce que son épouse ne pouvait concevoir – et qui ne laissait pas de le surprendre.

Sweeney dormait toujours, lovée sur lui. Richard était plus qu’émoustillé. Sur un plan légal, toutefois, il était toujours marié. Et ne pouvait donc rien envisager de sérieux avec une femme. Jusqu’à présent, il s’en était fort bien accommodé. Mais depuis qu’il avait croisé le regard de l’artiste, cet interdit lui pesait.

Richard prit l’une des boucles de la jeune femme entre ses doigts, l’étira doucement, s’émerveilla de sa longueur. S’ils avaient été défrisés, les cheveux de Sweeney auraient atteint le creux de ses reins. Il relâcha la mèche brun-roux, qui s’enroula autour de son index.

Cette sensation de froid dont elle souffrait l’inquiétait. La température était très élevée dans l’appartement et il transpirait sous la couverture. Les joues de la plasticienne, blêmes à l’arrivée de son compagnon, commençaient à peine à roser.

Il sentait la pression du sein de Sweeney contre sa cage thoracique. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Richard l’avait tout de suite remarqué : le froid avait durci ses mamelons, qui pointaient sous son sweat-shirt.

Un jour, Richard Worth prendrait les seins de Sweeney dans ses mains et les caresserait. Le milliardaire ferma les yeux et imagina ce qu’il éprouverait en la pénétrant. Faire l’amour à Sweeney lui apparaissait comme un défi. Elle en avait envie – il le voyait dans son regard –, mais elle étouffait ce désir. Sans doute avait-elle des scrupules et craignait-elle qu’un homme n’interfère avec sa création. Sweeney défendait bien son territoire : à en juger par les remarques de Candra à son endroit, la peintre vivait comme une nonne, et cela depuis des années.

Cette époque-là était révolue.

Richard ferma les yeux, s’efforça de se relaxer, mais comme il sombrait à son tour dans le sommeil, les propos de Sweeney lui revinrent en mémoire : « Vous exigeriez des relations intimes. » Elle avait vu juste ! Il s’endormit en souriant.

À l’armée, Richard s’était entraîné à dormir pendant un temps donné, aussi bref fût-il, et à se réveiller quand il le souhaitait, à la minute près. Il fit abstraction de la chaleur extrême qui régnait dans les lieux – il savait également négliger ce genre d’impondérables. Lorsqu’il se réveilla, une demi-heure plus tard, il se sentit reposé, bien que sa chemise fût trempée de sueur. Sweeney s’était également réchauffée. Elle avait repoussé la couverture et les extrémités de ses doigts étaient redevenues roses. La jeune femme remua quelques instants plus tard. L’hypothermie s’accompagne d’une sensation d’assoupissement, mais dès que la température du corps redevient normale, ce besoin de dormir disparaît.

Richard, qui l’observait en silence, vit ses yeux s’ouvrir. Sweeney parut surprise, puis effarouchée. Elle se redressa d’un bond, s’appuyant de tout son poids sur les testicules de son compagnon. Il réprima un cri de douleur et se déplaça légèrement.

— Oh mon Dieu, je n’arrive pas à y croire ! s’exclama Sweeney.

— Moi si, lâcha Richard, qui gémit et changea de position.

Elle le regarda, les yeux écarquillés.

— Je ne pensais pas à cela, bafouilla-t-elle. Je parlais du fait d’avoir dormi sur vos genoux.

Elle se mordit la lèvre.

— Ça va aller ? demanda-t-elle avec un temps de retard.

Richard grinça des dents. La douleur s’estompait peu à peu.

— Je ne sais pas ! piailla-t-il avec une voix de fausset.

Sweeney se laissa retomber sur le canapé en pouffant de rire.

Richard se pencha vers elle, prit son visage entre ses mains et l’embrassa sur la bouche.

Elle s’immobilisa, tel un petit animal pris au piège. Elle referma ses mains sur les poignets de Richard, tenta de le repousser. Toutefois, sentant ses lèvres trembler, il resserra son étreinte et prolongea son baiser. Un désir brûlant le prit, l’envie de la posséder, de la pénétrer. Il se contint néanmoins, sachant qu’il était encore trop tôt.

Soudain, elle lui retourna son baiser avec avidité, avant, presque aussitôt, de s’arracher à lui et de se lever. Elle s’éloigna du sofa et lui lança un regard lourd de reproches.

— Vous êtes marié ! remarqua-t-elle.

— Plus pour longtemps.

Sweeney s’avança d’un pas.

— Vous n’avez pas encore retrouvé votre liberté, insista-t-elle. Vous divorcez dans des conditions houleuses…

— Y a-t-il d’autres façons de divorcer ? la coupa-t-il d’une voix suave.

— Vous savez ce que je veux dire. Je travaille avec Candra. Et de plus, je l’aime beaucoup.

— La plupart des gens l’apprécient.

— Ce ne serait pas honnête d’avoir une relation avec vous !

Richard plissa les yeux.

— Très bien.

Sweeney haussa les sourcils, surprise.

— Comment ça « très bien » ?

— Je capitule pour le moment. Jusqu’à ce que le divorce soit prononcé. Ensuite…

Il ne termina pas sa phrase, mais son intention était claire.

— Une question, dit-il. Quel est votre prénom ?

Elle le dévisagea, bouche bée.

— Comment ?

— Votre prénom. Je tiens à connaître le prénom de la femme avec qui j’ai couché.

— Nous n’avons pas… commença Sweeney, qui se reprit.

Ils avaient effectivement dormi ensemble.

— Paris, déclara-t-elle abruptement.

Richard ne comprit pas.

— Eh bien ?

— C’est mon prénom, grommela-t-elle. Paris, comme la ville. Comme le dieu grec. Paris Samille, si vous tenez à le savoir. Et si jamais vous m’appelez par l’un ou l’autre de ces deux noms, je vous mets à la porte !

Richard retint un sourire et se leva en jetant un coup d’œil à sa montre. Il enfila sa veste.

— Très bien, déclara-t-il. Je vous promets de respecter votre désir.

Avant que Sweeney pût réagir, il se pencha vers elle et l’embrassa une nouvelle fois.

— Je n’insisterai pas, assura-t-il d’une voix douce. Mais comptez sur moi pour revenir dès que j’aurai retrouvé ma liberté.

Sweeney ne releva pas ses propos et se contenta de le regarder sortir de l’appartement. Était-ce une promesse ou une menace ? La décision n’appartenait qu’à elle, et elle se demanda si elle se laisserait fléchir.

La jeune artiste considéra ses nouvelles toiles d’un œil critique. Elle jugeait ces couleurs trop vives, presque vulgaires. Elle était terrorisée à la pensée de montrer ses œuvres à Mrs Worth.

Elle se dirigea vers le téléphone pour annuler son rendez-vous avec Candra, mais s’arrêta en chemin. Autant en avoir le cœur net, se dit-elle. Elle prit trois toiles au hasard. Pourquoi s’échiner à choisir ? Ses tableaux lui paraissaient tous aussi médiocres les uns que les autres.

Au dernier moment, Sweeney se munit également des esquisses qu’elle avait réalisées du vieux marchand, car elle en était satisfaite.

Elle sortit de chez elle avant de changer d’avis. La pluie de la veille avait comme lavé le ciel et purifié l’air. La météo avait vu juste : c’était une très belle journée, Sweeney jouissait de cette sensation de chaleur, nouvelle pour elle, et qu’elle devait à Richard. Elle évitait de penser à la façon dont il l’avait réchauffée.

Le marchand de hot-dogs ne se tenait pas à sa place habituelle. Sweeney s’arrêta net sur le trottoir, déçue, et curieusement déstabilisée. Elle se persuada qu’il était malade, histoire de se rassurer. Jusqu’à ce jour, le vieillard avait toujours été fidèle au poste.

Elle poursuivit son chemin jusqu’à la galerie, s’efforçant à l’optimisme. Kai se leva dès qu’il l’aperçut. Il s’avança vers elle, la débarrassa de ses toiles enveloppées dans du papier kraft.

— N’ayez pas l’air aussi angoissé ! J’ai hâte de voir ce que vous nous avez apporté.

— Moi aussi, lança alors Candra, qui sortit au même moment de son bureau. Je ne vous crois pas capable de peindre un tableau médiocre.

— Vous seriez étonnée de voir ce que je suis capable de faire, marmonna Sweeney.

— Oh, je n’en suis pas si sûr ! siffla un homme vêtu de noir et aux longs cheveux blonds qui accompagnait la galeriste. Il y a longtemps que vous n’avez surpris personne, ma chère.

Van Dern ! La jeune femme en oublia son anxiété. Elle dévisagea le peintre d’un air hostile.

Tout, chez lui, suscitait le mépris de Sweeney. Il dramatisait son personnage, portait des pantalons en cuir noir, des cols roulés noirs, des bottes de cosaque. En guise de ceinture, Léo Van Dern avait ceint sa taille maigrichonne d’une grosse chaîne en argent. Son lobe d’oreille droit arborait trois diamants, et le gauche une boucle de gitane. Il affichait une barbe de trois jours, Sweeney le soupçonnait de rester des semaines, voire des mois sans se laver la tête. L’homme était capable de pérorer des heures durant sur le symbolisme et la dérive des sociétés modernes. Ses éclaboussures puériles, sur des toiles vierges, lui semblaient exprimer toute la douleur du monde. Van Dern se croyait profond, tel le Dalaï-Lama. Sweeney, elle, le trouvait affreusement superficiel.

Candra déballa les tableaux. Elle les installa sur des chevalets, sans mot dire. Sweeney évita de les regarder, morte d’inquiétude.

— Wouah ! s’exclama Kai, estomaqué.

Mrs Worth inclina la tête sur le côté, l’air concentré. Van Dern s’approcha et eut un rictus méprisant.

— Des paysages, comme c’est original ! railla-t-il. Je n’avais encore jamais vu d’arbres ni d’eau.

Il examina ses ongles.

— Je ne pense pas pouvoir supporter une telle émotion. Je crois que je vais m’évanouir.

— Léo ! gronda Candra, sur un ton de reproche.

La directrice de la galerie Worth se perdit dans la contemplation des tableaux.

— Ne me dites pas que vous aimez ces croûtes ! s’insurgea Van Dern. On trouve les mêmes dans les grandes surfaces. Oh, je sais qu’il y a un marché pour ce genre de chose. La plupart des gens ne connaissent rien à l’art. Mais restons sérieux, tout de même !

— Dans ce cas, déclara Sweeney d’une voix menaçante, en marchant droit sur lui, reconnaissez que n’importe quel chimpanzé peut maculer une toile de peinture, et que n’importe quel imbécile peut appeler cela de l’art. Ces griffonnages-là ne requièrent aucune aptitude particulière. En revanche, il convient d’avoir du talent et du savoir-faire pour réussir à peindre un objet reconnaissable.

Van Dern leva les yeux au ciel.

— Il faut être totalement dénué d’imagination, chérie, pour reproduire indéfiniment les mêmes choses !

L’homme avait mésestimé son adversaire. Sweeney avait été élevée dans le monde de l’art, et qui plus est par la reine des reparties assassines. Elle adressa un sourire cruel à son interlocuteur.

— Ce qu’il faut, chéri, déclama-t-elle en le singeant, c’est un culot monstre pour exposer de tels gribouillages ! Mais il est vrai que, quand on n’a aucun talent, on n’a pas d’autre choix.

— Cette discussion est ridicule, intervint Candra, espérant apaiser ses poulains.

— Laissez-la parler, répliqua Van Dern en agitant mollement la main, comme si les sarcasmes de Sweeney ne l’atteignaient pas. Si cette demoiselle était capable de peindre aussi bien que moi, elle le ferait. Et elle gagnerait de l’argent, au lieu de vivoter !

— Je peux très bien faire ce que vous faites ! se récria Sweeney, seulement j’ai dépassé ce stade vers l’âge de trois ans. Je vous lance un défi, Van Dern. Je parie que je parviendrai à copier n’importe laquelle de vos œuvres, et que vous ne serez pas capable de reproduire une seule des miennes. Le perdant devra embrasser le cul du vainqueur.

Kai réprima un rire, puis feignit de tousser Van Dern lui décocha un coup d’œil assassin.

— Comme c’est puéril ! s’exclama-t-il, dédaigneux.

— Vous vous défilez ?

— Bien sûr que non !

— Alors faites-le. Je ne vous limite pas à mon œuvre. Copiez un Whistler, un Monet, un Van Gogh. Je suis certaine qu’ils n’avaient pas une once de votre vanité !

Léo Van Dern vira au rouge brique. Il toisa Sweeney d’un air mauvais, conscient qu’il ne sortirait pas gagnant de cette joute oratoire, et tout aussi impuissant à conclure avec élégance. Il se tourna vers Candra.

— Je reviendrai plus tard, déclara-t-il, mal à Taise. Quand vous aurez plus de temps.

— C’est cela, oui ! lança cette dernière d’un ton sec.

Van Dern avait manifestement contrarié Mrs Worth.

Quand les portes de la galerie se furent refermées sur lui, Candra s’adressa à Sweeney.

— Je suis navrée. Van Dern peut se montrer terriblement arrogant.

Ce à quoi la jeune femme acquiesça volontiers.

— Vous vous êtes bien défendue, ma chère, ajouta Candra en souriant. Il hésitera à vous provoquer, dorénavant. Il vend bien, pour le moment, mais le succès est capricieux. Léo doit savoir que ces jours de gloire sont comptés.

Ce type se prend pour le nombril du monde, oui ! songea la peintre, mais elle se garda de l’avouer.

Candra reporta son attention sur les tableaux de Sweeney. Qui sentit ses craintes revenir.

— C’est presque surréaliste, murmura la galeriste, se parlant à elle-même. Votre façon d’utiliser la couleur est saisissante. Certaines ombres paraissent incandescentes, comme dans un vitrail. On retrouve les fleuves, les montagnes, les forêts, mais vous les rendez d’une manière totalement différente.

La jeune femme resta silencieuse. Elle connaissait ces tableaux par cœur. Elle les contempla encore une fois, chercha des éléments inédits, qui auraient pu lui échapper. Or elle ne vit là rien de nouveau. Les couleurs paraissaient toujours étrangement intenses, la composition décalée, les coups de brosse un rien flous. Elle n’aurait su définir ce style : surréaliste, prolixe ? Peut-être ni l’un ni l’autre.

— J’en veux d’autres, déclara Candra. Si ces tableaux sont représentatifs de votre nouveau style, je tiens à ce que vous m’apportiez tous ceux que vous avez terminés.

Je double vos prix. Il se peut que je voie grand, mais je ne pense pas me tromper.

Kai approuva d’un hochement de tête.

— Il y a de l’énergie dans ces toiles. Bien plus que dans vos œuvres précédentes, Sweeney. Les acheteurs vont adorer !

Si Sweeney préférait ne pas tenir compte de l’enthousiasme de Kai, l’avis de la galeriste, en revanche, lui paraissait plus crédible. Ses tableaux devenaient vendables ! Elle en éprouva un réel soulagement. Peut-être n’avait-elle pas perdu son talent, finalement, mais seulement sa capacité à juger de la valeur de son travail.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Candra, qui tendit la main vers le carton à dessins de Sweeney.

La chemise contenait des croquis de Mr Stokes.

— Des esquisses que j’ai faites d’un marchand, dans la rue, répondit Sweeney. J’aimerais les lui offrir.

La jeune femme se mit à frissonner, Richard ne l’avait pas réchauffée pour longtemps.

— Je vais faire encadrer vos tableaux immédiatement ! s’exclama Candra, enthousiaste. Je veux tous les exposer. Je les accrocherai dans la vitrine. Ce sera la première chose que verront les clients en entrant. Ces toiles vont partir comme des petits pains, croyez-moi.

Sweeney grelotta dès qu’elle se retrouva dehors. Les éloges de Candra lui avait ôté un grand poids, mais son malaise allait grandissant.

Elle arriva au carrefour où se trouvait habituellement le vieux marchand. La place était vide. Elle s’arrêta, en proie à une tristesse poignante : reverrait-elle jamais ce sourire radieux ?

— Bonjour Sweeney, lança une voix douce derrière elle.

Elle fit volte-face, se réjouissant à l’avance.

— Vous voilà ! s’écria-t-elle. J’ai cru que vous étiez malade,…

Sweeney s’interrompit, sa joie cédant la place à un sentiment d’horreur. L’homme était légèrement transparent – et bidimensionnel !

Il secoua la tête.

— Je vais très bien. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Un beau sourire illumina son visage basané.

— Vous avez deviné juste, Sweeney. C’est à cela que je ressemblais, dans ma jeunesse.

Elle fut incapable de répondre : le chagrin lui nouait la gorge.

— Accordez-moi une faveur, la pria le vieillard. Envoyez vos croquis à mes fils. Daniel et Jacob Stokes. Ils sont tous les deux avocats. Des hommes bien. Ils seront heureux d’avoir ces dessins.

— Je les leur enverrai, répondit-elle dans un souffle.

Elijah Stokes hocha la tête.

— Allez-y, maintenant, dit-il. Je vais me débrouiller seul. Il me reste deux ou trois petites choses à régler.

— Vous allez me manquer, articula-t-elle péniblement.

Elle avait conscience qu’on la regardait. Mais les passants étaient des New-Yorkais : personne ne s’arrêtait – ni ne ralentissait l’allure.

— Vous me manquerez aussi, Sweeney. Vous étiez pour moi comme un rayon de soleil. Souriez, maintenant, que je voie comme vous êtes belle. Oh, mon Dieu, vos yeux sont bleus comme le paradis. Quelle vision agréable…

La voix du vieillard s’éteignit peu à peu, comme s’il s’éloignait de Sweeney. Sa silhouette s’estompa. Il ne resta qu’une faible lueur à l’endroit où il s’était tenu.

Sweeney n’avait plus froid, mais la peur l’envahissait. Elle aurait tant aimé que Richard la serre contre lui, comme il l’avait fait le matin même ! Mais il n’était pas sien. Elle allait seule dans la vie et, pour la première fois, elle le regretta.

Les couleurs du crime
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